Régionales : le fromage de la décentralisation

Chronique de Paysan Savoyard

(n°130 – décembre 2015)

Ce dimanche d’élections régionales est l’occasion de rappeler l’existence de graves anomalies dans l’organisation administrative de la France.

Pour l’essentiel, le pays est administré par l’Etat. Cependant l’Etat et ceux qui le dirigent ont choisi de confier un certain nombre de missions (ou compétences) à des entités locales autonomes, les « collectivités territoriales », dirigées par des élus locaux : c’est ce que l’on appelle la décentralisation. Or la façon dont la décentralisation a été conduite et mise en œuvre est insatisfaisante à plusieurs égards.

  • Il y a trop de niveaux de décentralisation

Il faut d’abord souligner que les niveaux d’administrations décentralisées en France sont trop nombreux. Coexistent en effet les communes, des institutions de regroupement des communes, les départements et les régions. Chacun de ces niveaux assume des compétences partielles, limitées et enchevêtrées.

Les compétences de la région sont très réduites : les transports ferroviaires régionaux (financement et gestion des TER) ; le financement et la gestion des bâtiments accueillant les lycées ; l’attribution d’aides (fiscales en particulier) aux entreprises situées dans la région et aux actions de formation professionnelle.

Les départements sont chargés des secteurs plus étoffés :  financement et gestion des transports par car (scolaire et lignes régulières) ; financement et gestion du réseau routier (hors voirie communale) ; financement et gestion des bâtiments accueillant les collèges ; versement du RSA et d’aides sociales aux handicapés et aux personnes âgées dépendantes.

Les compétences des communes et des groupements de communes sont les plus nombreuses :  ; financement et gestion des services de proximité (distribution et assainissement de l’eau, ramassage et traitement des ordures ménagères, transports par car communaux) ; financement et gestion des infrastructures de proximité (gymnases, piscines, bibliothèques, salles de spectacle…) ; financement et gestion des bâtiments accueillant des écoles ; financement et gestion de la voirie communale ; établissement des plans locaux d’urbanisme et attribution des permis de construire.

Comme on le voit la situation est confuse et insatisfaisante. Les établissements scolaires par exemple dépendent tantôt des communes, des départements ou des régions. Les transports sur les distances moyennes dépendent des régions s’ils sont ferroviaires, des départements s’ils sont routiers. Un car dépend du département si la desserte est routière et de la région s’il remplace un train TER. Cet émiettement entraîne une multiplication des structures s’occupant des mêmes choses (services scolaires, services chargés du social, services chargés des transports…), toutes ces structures étant fortement consommatrices de crédits publics (bureaux, fonctionnaires…).

Il serait plus rationnel et moins coûteux de supprimer au moins un niveau d’administration, soit le département, soit la région, en regroupant les compétences au profit du niveau restant. Tous les gouvernements s’y sont refusés. Et pour cause : chaque niveau d’administration procure à la classe politique une pléthore de mandats électifs. C’est ainsi que les assemblées des futures régions comprendront près de 140 élus en moyenne (jusqu’à 209 pour la région IDF).   Ces mandats sont bien rémunérés et permettent en outre de disposer de bureaux et d’avantages en nature divers, de recruter des collaborateurs et de disposer d’un droit d’accès aux médias. On voit pourquoi les politiciens se refusent à cette mesure de rationalisation et d’assainissement pourtant évidente.

  • Enchevêtrement, confusion et opacité

Deuxième grave anomalie. Les compétences énumérées ci-dessus sont celles que les collectivités territoriales doivent obligatoirement assumer. Mais ces collectivités disposent également du droit d’intervenir financièrement dans d’autres secteurs que ceux de leur compétence obligatoire. Cette clause de « compétence générale » accroît l’enchevêtrement des responsabilités et l’opacité.

Par exemple les communes peuvent si elles le souhaitent accorder des subventions au titre du handicap ou de l’aide sociale (qui est une compétence départementale).

Par exemple encore, communes, départements et régions choisissent toutes de subventionner les associations (culturelles, humanitaires…). Une même association peut ainsi faire le tour des guichets et être financée trois fois (voire quatre ou cinq si elle s’adresse en plus à l’Etat et à l’UE). Les élus locaux apprécient la distribution de subventions parce qu’elles permettent de se constituer des clientèles et des obligés. A titre d’illustration on peut relever cet intéressant article qui décrit des associations « tétanisées » par la victoire annoncée du FN dans le Nord.

L’aide aux pays « pauvres » constitue également un secteur dans lequel les élus locaux, communaux, départementaux et régionaux, aiment à intervenir (par des subventions ou de l’expertise). Cette « aide » aux pays en développement leur fournit notamment l’occasion de voyager dans les contrées exotiques aux frais des contribuables.

  • Des contrôles insuffisants

Il y a peu de contrôles sur l’utilisation de l’argent public par les élus locaux. Les préfets doivent en principe déférer au juge administratif les décisions des collectivités qu’ils estiment illégales. En pratique seule une partie infime des actes locaux donne lieu à une transmission au juge et celle-ci ne débouche sur une annulation que dans quelques cas par an. Les chambres régionales des comptes, d’autre part, font des rapports sur la qualité des gestions locales : mais leurs recommandations ne sont que rarement suivies d’effet.

Les élus ne subissent donc pas en pratique de contrôle réel. Les services des préfectures sont débordés. Et les élus sont politiquement trop puissants (ils sont souvent députés, anciens ministres ou dirigeants de partis…) pour que les préfets et les juges s’avisent de leur chercher noise.

  • Le règne du clientélisme

Dans ce contexte de contrôle insuffisant, le risque est élevé que les élus locaux prennent des décisions clientélistes.

La décentralisation a ainsi provoqué le recrutement de fonctionnaires manifestement trop nombreux (et mal contrôlés). Elle a entraîné également une multiplication « d’investissements » contestables : c’est ainsi qu’ont été réalisées des salles de spectacles et autres piscines trop nombreuses et sous inutilisées.

L’attribution par les maires des permis de construire donne lieu à de nombreuses situations anormales : l’exemple des constructions en zone inondable est l’un des plus patents. De façon générale l’attribution de cette compétence aux maires est en elle-même contestable : dans les communes petites et moyennes en particulier les maires ne disposent pas en effet d’une distance suffisante et sont soumis à de trop fortes pressions pour pouvoir prendre leurs décisions dans le respect de l’intérêt général (du point de vue de la sécurité ou de la protection de l’environnement par exemple).

Le secteur de l’urbanisme commercial est l’un de ceux où la décentralisation a produit ses effets les plus nocifs. Les maires se sont en effet « laissés convaincre » par les grands groupes de distribution d’implanter partout en France des zones commerciales immenses qui ont défiguré les entrées des villes et villages et éliminé le commerce de proximité.

Les maires disposent enfin du droit d’attribuer une partie des logements sociaux existant sur leur territoire (les autres logements étant attribués par l’Etat). Cette prérogative des maires est l’une de celles qui s’exerce dans la plus grande opacité

Il est probable enfin que la décentralisation donne lieu à une forte corruption. Dans les années quatre-vingt, un grand nombre d’élus avaient été mis en cause et parfois condamnés. La chose est devenue plus rare. Les élus sont-ils désormais plus vertueux ? Il est permis d’en douter. On peut penser plutôt que les élus sont devenus trop puissants pour qu’un quelconque contrôle puisse désormais s’exercer.

  • La décentralisation est une cote mal taillée. Il faudrait plutôt choisir : soit la centralisation, soit la fédéralisation 

La décentralisation apparaît comme une situation hybride et bâtarde. Les collectivités partagent en effet avec l’Etat la plupart de leurs compétences, celui-ci conservant le plus souvent la prééminence. Par exemple en matière scolaire, elles sont chargées des bâtiments mais pas du recrutement des enseignants ni du contenu des enseignements : il doit donc y avoir négociation entre l’Etat et les collectivités pour décider par exemple de créer une école ou d’ouvrir une classe supplémentaire. Le secteur social est lui aussi partagé entre l’Etat, la sécurité sociale et les collectivités.

Autre exemple du caractère limité des marges de manœuvre locales, les impôts locaux ne représentent que 10% du budget des collectivités, la plupart des ressources des collectivités étant des subventions de l’Etat.

De façon générale toutes les compétences locales sont supervisées par l’Etat, qui dispose de ses propres structures (service de l’équipement, service scolaire, services sociaux…).

La confusion des responsabilités locales et étatiques est encore renforcée par le fait que les élus locaux sont également députés.

Relevons que cette situation est source d’irresponsabilité. Les domaines de compétence des uns et des autres étant enchevêtrés, les élus locaux ont pour réflexe de rejeter sur l’Etat les responsabilités des difficultés que leurs électeurs sont susceptibles de rencontrer.

Il serait dès lors bien préférable d’opter pour une solution plus saine et rationnelle et de choisir entre ces deux formules.

La première option serait de mettre fin à cette décentralisation partielle, source de doublons, de gâchis, de corruption, de clientélisme sans contrôle et d’irresponsabilité des élus. Cela reviendrait à rétablir la situation qui prévalait en France avant les lois de décentralisation du début des années quatre-vingt.

La seconde solution serait d’en venir à une véritable fédéralisation, comme dans beaucoup de pays européens. Dans le cadre d’un système fédéral, les régions ont la maîtrise des compétences à dimension locale (services locaux, éducation, santé, social, justice, police). L’Etat lui est compétent pour les secteurs à dimension nationale : défense, relations internationales, politique monétaire (dès lors du moins que l’Etat dispose de sa propre monnaie). Dans un système fédéral les régions sont seules responsables de leurs secteurs d’attribution : les responsabilités sont claires et les électeurs savent à qui demander des comptes et qui sanctionner le cas échéant.

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 Insatisfaisante du point de vue de l’intérêt général, la situation créée par la décentralisation a pourtant la faveur des politiciens. La décentralisation, en effet, est un « fromage », qui a pour avantage de multiplier le nombre des postes d’élus. Elle permet aux politiciens battus au plan national de se replier sur l’échelon local. Les deux pans de l’oligarchie gouvernent ainsi l’Etat à tour de rôle à la faveur des alternances, le camp ayant perdu les élections nationales emportant généralement les élections locales qui suivent : la classe politique de gauche et de droite dispose ainsi en toute circonstance d’un nombre de postes de pouvoir suffisamment étendu.

La décentralisation s’ajoute à tous les autres dispositifs qui permettent à la classe politique de vivre aux dépens du contribuable : députés trop nombreux ; sénateurs inutiles ; institutions inutiles (conseil économique et social…) ; multiplicité des organismes parasitaires (hauts conseils, hauts comités…).

S’il advient jamais, l’assainissement tellement souhaitable de la situation du pays passe notamment, à l’évidence, par une forte réduction du nombre des structures et des personnages plus ou moins chargés de la chose publique, lesquels ont transformé l’Etat en une institution dispendieuse, impotente et bouffie.