Les trois erreurs de l’empire américain

Chronique de Paysan Savoyard

(n° 316 – Mars 2024)

Les Etats-Unis sont la plus grande puissance mondiale depuis la fin de la guerre. La force de leur armée, leur supériorité technologique, leur présence militaire dans toutes les régions du globe, tout conduit à impressionner. La prééminence américaine se double d’un soft power (la puissance de leur économie, leur monnaie, leur langue, leur musique, leur cinéma…) qui atteint pleinement son objectif : le monde entier est fasciné par les Etats-Unis. Les Américains connaissent certes des défaites, comme au Vietnam ou en Afghanistan, mais celles-ci sont peu de choses comparées aux victoires décisives remportées contre les deux totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le communisme.

Il convient cependant d’apporter un correctif de taille à ce tableau favorable : les Etats-Unis sont puissants mais ils commettent également des erreurs majeures, qui pourraient finalement causer leur perte.

  • Les Américains ont fait naître eux-mêmes leur principal adversaire

Trente ans après la disparition de l’URSS, la Chine est devenue sans conteste l’adversaire premier des Etats-Unis. Les dirigeants américains doivent notamment déterminer ce que devra être leur attitude si la Chine décide d’agresser Taïwan. De même, le Japon, allié majeur des Américains dans la région, sera probablement menacé le moment venu par les Chinois, ce qui contraindra là encore les Etats-Unis à effectuer des choix risqués. S. Huntington envisageait ainsi le risque d’un conflit mondial déclenché par un affrontement entre la Chine et le Japon à propos d’îles contestées en Mer de Chine.

Or il faut souligner que les Américains se sont mis tout seuls dans cette situation dangereuse de confrontation avec la Chine et ont créé eux-mêmes cet adversaire qui les menace. C’est en toute liberté qu’ils ont décidé d’intégrer la Chine dans l’OMC en 2000, afin de pouvoir délocaliser une partie de leur industrie en Chine et y bénéficier des faibles coûts de production. Les autres pays occidentaux ayant imité les choix américains, la Chine est devenue en quelques années l’atelier du monde. Elle a pu ainsi accumuler en peu de temps des excédents commerciaux considérables et des réserves en dollars, lesquelles réserves lui ont permis de prêter aux Etats Unis, en déficit commercial permanent : la Chine est ainsi devenue créancière de la première puissance mondiale. En termes de PIB, la Chine est désormais la deuxième économie. Grâce aux capitaux accumulés, elle a investi massivement à l’étranger, notamment en occident, et pris le contrôle de nombreuses entreprises. De ce fait la Chine a pu devenir également une puissance militaire majeure, son budget militaire étant le deuxième du monde derrière celui des Etats-Unis (voir ici). Même si la qualité des armements chinois est un point d’interrogation et qu’on ne connaît pas l’ampleur de l’écart technologique existant probablement avec les Etats-Unis, la puissance militaire chinoise est d’ores et déjà suffisamment significative pour l’autoriser à conduire une politique de présence agressive en Mer de Chine, comme elle le fait depuis une dizaine d’années.

Les Américains et les autres pays du camp occidental à leur suite, ont d’autre part procédé à des exportations et à des transferts de technologies au profit de la Chine, en lui vendant par exemple des avions de ligne, que les Chinois se sont empressés de copier. La Chine est ainsi devenue une puissance dans le domaine aérien, ce qui a sans doute accru d’autant ses capacités militaires.

Redisons-le, ce sont les Américains eux-mêmes qui ont fabriqué cet adversaire de toutes pièces. S’ils ne l’avaient pas intégré au commerce mondial et s’ils n’y avaient pas délocalisé leurs entreprises, la Chine serait restée un pays économiquement non développé et ne représenterait aujourd’hui aucun danger, en dépit de sa puissance démographique et du caractère totalitaire de son régime.

Le responsable de cette attitude américaine peu cohérente voire suicidaire n’est autre que le libéralisme économique. Au sein des sociétés occidentales, dont le système économique est le libéralisme, il existe en effet des forces puissantes et diverses qui ont tendance à agir en sens opposés. Certaines sont constituées pour rechercher, en principe du moins, l’intérêt général et la pérennité de la nation, de la société et de la civilisation : c’est le cas en particulier de l’Etat et des différents pouvoirs publics. D’autres forces, en revanche, ne visent par nature que leur intérêt particulier et ne raisonnent nullement en fonction des intérêts à long terme du ou des pays dans lesquelles elles évoluent : c’est le cas des entreprises privées, en particulier les entreprises multinationales. C’est ainsi que les entreprises privées occidentales avaient intérêt à délocaliser en Chine et ne se sont aucunement souciées, conformément à leur nature d’entreprises lucratives, des effets de leur attitude sur la situation de leur pays d’origine. On touche là l’une des principales faiblesses des pays à économie libérale (étant entendu que l’économie étatisée présente elle-aussi, cela va sans dire, des fragilités et des tares, bien plus nombreuses et graves). Lénine avait bien identifié le point de faiblesse majeur des pays occidentaux lorsqu’il énonçait cet aphorisme : « les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons ».

  • Désigner la Russie comme un ennemi de premier rang constitue une deuxième erreur

L’objectif premier des Etats-Unis depuis la dislocation de l’URSS est de faire en sorte que l’Europe reste vis-à-vis d’eux le vassal qu’elle est devenue depuis 1945. Pour faire en sorte que les dirigeants des pays occidentaux restent sous leur dépendance, les Etats-Unis déploient en Europe depuis la fin de la guerre toutes une palette de moyens d’influence (on peut citer par exemple les programmes de formation de dirigeants Young leaders…). De même, la communauté européenne, aujourd’hui UE, a été conçue par ses promoteurs eux-mêmes, à commencer par Jean Monnet, comme une organisation étroitement liée aux Etats-Unis, prolongement économique et commercial de l’alliance atlantique. C’est ainsi que, conformément à la politique libre échangiste voulue par les Etats-Unis, l’Europe a participé aux négociations mondiales visant, depuis la fin de la guerre, à libéraliser les échanges commerciaux internationaux. Dans la continuité de cette politique, l’UE multiplie aujourd’hui les accords de libre-échange avec de nombreux pays non européens. De la même manière, les Américains ont obtenu que les dirigeants européens choisissent de confier leur défense à l’OTAN, c’est-à-dire aux Etats-Unis (les velléités d’indépendance de la France relèvent pour l’essentiel de la gesticulation et de forfanterie ; même le fier-à-bras De Gaulle n’a jamais osé quitter l’OTAN, désertant seulement, dans une perspective seulement symbolique, son organe de commandement). Du point de vue des intérêts américains, cette politique de vassalisation de l’Europe est très bien jouée.

Pour maintenir les Européens dans la dépendance, les Américains ont un autre objectif : empêcher l’Europe de mettre en œuvre une alliance avec la Russie. S’ils voulaient constituer une puissance indépendante, les Européens auraient tout intérêt à s’allier avec la Russie. D’abord parce que la Russie appartient pleinement à la civilisation européenne, tant du point de vue de la religion que de l’histoire ou de la race. D’autre part parce qu’elle possède d’immenses ressources naturelles qui, si elles étaient mutualisées, donneraient à l’Europe les moyens de devenir une grande puissance indépendante. C’est pour conjurer cette perspective que les Américains depuis la fin de l’URSS, agissent sans relâche pour dresser les Européens contre les Russes. Ils ont ainsi incité les pays qui avaient appartenu au pacte de Varsovie, à adhérer à l’OTAN. Ils ont également encouragé sinon suscité dans plusieurs de ces pays des « révolutions oranges » pro-occidentales et anti-russes. Dans le cas de l’Ukraine, le remplacement d’un gouvernement prorusse par un gouvernement pro-occidental à la suite de la « révolution orange » de 2014 ne pouvait qu’être ressenti comme une menace et une provocation par les Russes, s’agissant d’un pays qu’ils considèrent comme historiquement Russe, qui a appartenu à la Russie elle-même (et non seulement à l’URSS) et dont une partie du territoire est russophone. La constitution d’un gouvernement pro occidental et anti russe a donc en toute logique provoqué la sécession immédiate des régions russophones de l’Ukraine et le déclenchement d’une guerre entre les deux partis. Le bombardement des régions sécessionnistes par l’armée ukrainienne n’ont depuis plus cessé. Compte-tenu de ces différents éléments, on peut considérer que les Etats-Unis ont une responsabilité non nulle dans la guerre en Ukraine déclenchée par Poutine. Dans cette guerre les Américains combattent par Ukrainiens interposés, sans eux-mêmes risquer de pertes humaines. Les financements et les armement apportés à l’Ukraine par les Européens leur permettent en outre de limiter leurs propres dépenses. L’objectif des Américains dans cette guerre est d’affaiblir la Russie, si possible d’aboutir à sa défaite, à la chute de Poutine, au démantèlement de la fédération de Russie et peut-être même à la mise en place de régimes pro occidental dans certaines parties de la Russie démantelée. Là encore, comme vis-à-vis des Européens et de l’UE, on peut estimer que les Américains ont très bien joué.

Sauf qu’il y a la Chine. Dès lors que les Etats-Unis font face désormais au danger chinois, désigner la Russie comme un adversaire de premier plan apparaît comme une politique particulièrement hasardeuse. Compte-tenu du risque présenté par la Chine, on peut estimer que les Etats-Unis auraient eu intérêt à suivre la politique inverse et à intégrer la Russie au camp occidental, soit en démantelant l’OTAN, soit en y intégrant la Russie. Poutine semble avoir lui-même envisagé cette option. Pour la Russie, en effet, la Chine constitue également un ennemi potentiel direct. La Russie se trouve au contact direct de la Chine à l’est et court le risque de la voir menacer la Sibérie. La Russie aurait donc pu avoir intérêt à intégrer le camp occidental. Et cette intégration aurait renforcé l’occident. Au lieu de quoi la guerre en Ukraine a conduit la Russie à se rapprocher de la Chine, qui n’a pas condamné l’agression en Ukraine et se tient prête, semble-t-il, à fournir des armes aux Russes.

Cette politique américaine erronée vis-à-vis de la Russie n’est pas, elle, motivée par les intérêts des capitalistes. Il s’agit là sans doute plutôt d’un effet d’un atavisme de « l’Etat profond » américain, habitué depuis plus de cent ans à désigner la Russie comme ennemi. De même les Etats-Unis, soucieux avant tout de diviser l’Europe pour mieux y régner, ne font que reprendre les canons de la politique conduite par leurs cousins anglais pendant des siècles. On peut juger que cette politique antirusse animée par les pesanteurs historiques signale de la part des Américains une difficulté d’adaptation et un manque de vision. Trump avait apparemment été tenté par un rapprochement avec la Russie, qu’au cours de sa campagne de 2017 il avait dit souhaiter. Soit par pusillanimité soit parce qu’il en a été empêché par son administration, il n’a malheureusement rien tenté dans cette direction une fois élu.

  • Laisser se dérouler une immigration massive constitue une dernière erreur, la plus décisive sans doute

Troisième erreur, la plus grave sans doute, les Etats-Unis laissent s’implanter sur leur sol une immigration massive. Cette immigration est d’abord issue des pays latino-américains. Huntington a décrit la situation des Etats du Sud où, par exemple, il est d’ores et déjà tout à fait possible de vivre sans jamais parler anglais. L’immigration est aussi asiatique et musulmane.

La société américaine est désormais profondément fracturée en trois groupes. Les Blancs de gauche, c’est-à-dire la classe urbaine aisée, milliardaires compris, constituent le premier groupe et détiennent le pouvoir politique, économique et culturel. L’Amérique profonde, qui vote Trump, est en perte de vitesse, numériquement, politiquement et culturellement. Les Afro-américains et les personnes issues de l’immigration constituent le troisième bloc et occupent une place croissante : quelle que soit la communauté à laquelle ils appartiennent, ils votent à gauche afin que les frontières restent ouvertes. Notons que la situation est la même en Europe et en France. On trouve en France par exemple, trois blocs là aussi, antagonistes et mutuellement hostiles : les Français de souche favorables à l’immigration ou qui s’y sont résignés ; les Français, le plus souvent de milieu populaire, qui voudraient fermer les frontières et arrêter l’invasion migratoire. Et les immigrés, alliés pour l’heure aux immigrationnistes.

La mise en minorité des Blancs aux Etats-Unis est d’ores et déjà inscrite : elle devrait intervenir dès 2040. Dans son ultime ouvrage « Qui sommes-nous ? », S. Huntington avait posé le diagnostic : lorsque la majorité de la population américaine ne sera plus d’origine européenne, il ne s’agira plus du même pays.

Terminons sur ce point : les Américains peuvent conduire des guerres à tout endroit de la planète mais, par mercantilisme et sous l’influence des idées humanistes et individualistes, ils sont incapables de fermer leurs frontières, ce qui les détruit de l’intérieur. Les Chinois procèdent à l’inverse, ce qui permet de prédire leur succès à terme : nombreux et profondément racistes, ils sont protégés de toute immigration, restent ethniquement homogènes et font subir leur férule à leur minorité musulmane.

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En dépit de leur dollar hégémonique, de leur langue dominante, de leur Hollywood, de leurs GAFAM et de leur arrogance, la situation des Etats-Unis n’a donc finalement rien de très brillant : les forces contradictoires et d’autodestruction auxquelles ils sont soumis rendent leur déclin probable au cours des décennies à venir.

Voir également ces chroniques :

Les manifestations anti Trump : « A bas le peuple »

La victoire de Trump : l’instinct de survie des Américains de souche

Trump contre Clinton : les Etats-Unis resteront-ils un pays majoritairement blanc et anglo-saxon ?

2 commentaires sur “Les trois erreurs de l’empire américain

  1. « Les États-Unis ne sont pas une nation, c’est un costume de polichinelle. »
    (Charles De Gaulle, cité par Alain Peyrefitte, “C’était De Gaulle”, tome II, part. I, chap. 6 ; Éditions De Fallois-Fayard, Paris, 1997, p. 45)

    « Les U.S.A. ressemblent à une patrie autant qu’une pension de famille ressemble à une famille. »
    (Paul Morand, « Journal inutile », 11 juillet 1972)

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